segunda-feira, 7 de novembro de 2011

Bernard Lahire responde dez questões sobre sociologia

10 questions à Bernard Lahire

Mon septième invité est Bernard Lahire, professeur de sociologie à l'École Normale Supérieure de Lyon et Directeur-adjoint du Centre Max Weber (UMR 5283 CNRS) où il est responsable de l'Equipe "Dispositions, pouvoirs, cultures, socialisations". Ses thèmes de recherche portent sur les dispositions sociales, les inégalités sociales d'accès à l'école et à la culture, pratiques culturelles, les théorie de l'action et l'étude des variations intra-individuelles et inter-individuelles.

Valéry Rasplus : En quoi la sociologie peut-elle être déclarée et classée comme une science ?

Bernard Lahire : La science est une pratique et il faut être très prudent quand on déclare qu’un corpus de discours est un corpus scientifique. En répondant « la sociologie est une science », je donnerais l’impression d’une situation très homogène, ce qui n’est absolument pas le cas. Pour être précis, tous ceux qui, aujourd’hui, se déclarent sociologues n’ont pas toujours une pratique scientifique de la sociologie.

Pour moi, la meilleure façon de définir la sociologie en tant que science, consiste à la distinguer de discours ou de savoirs cousins, qui ne prétendent pas à la scientificité. La sociologie scientifique n’est pas philosophie (sociale) : elle n’est pas qu’une activité conceptuelle ou théorique mais suppose des méthodes, une production de données empiriques et un travail d’interprétation de ce matériau. La sociologie n’est pas journalisme d’investigation : elle observe, interroge, recueille des traces d’activités, enregistre des discours spontanés ou sollicités, mais elle le fait avec méthode et réflexivité sur les conditions de production de l’information, et elle construit théoriquement ses objets, en s’appuyant sur un patrimoine de travaux scientifiques déjà existants et en remettant en question des idées préconçues. La sociologie n’est pas littérature : même si elle peut partager avec certaines formes romanesques une certaine façon d’entrer dans la vie quotidienne des acteurs qu’elle étudie, elle enquête vraiment, formule des hypothèses sur ce qu’elle veut montrer ou prouver, théorise sur la base de ses résultats, etc. Tout cela paraît aller de soi et pourtant cette simple liste de critères exclut certains « sociologues » de l’univers scientifique (des « sociologues » sans enquête, sans méthode, sans construction théorique de leur objet, etc.).

Valéry Rasplus : Trouve-t-on encore en France de grandes écoles sociologiques comme il a pu en exister liées à Pierre Bourdieu, Raymond Boudon, Alain Touraine, Michel Crozier, Georges Balandier, etc. ?

Bernard Lahire : Je ne suis pas sûr qu’on puisse véritablement parler aujourd’hui d’« école » autrement que sur un mode métaphorique, pour désigner des manières différentes de construire les objets de la sociologie et de pratiquer la sociologie. L’« école », avec un maître et des disciples, a en grande partie disparu. C’était un mode de fonctionnement reposant autant sur un rapport à l’autorité (avec une domination de type charismatique) que sur une transmission des savoirs. Nous n’avons rien à regretter de l’époque où le « maître » était une sorte de « chef de bande » ou de « meute ». Il en reste encore quelques traces ici où là, mais c’est une forme de vie collective qui ne convient pas à la vie intellectuelle dans des milieux réellement scientifiques.


Ceci étant dit, il existe autant de clivages et de manières concurrentes de faire de la sociologie que du temps où les « grands maîtres » dont vous citez les noms régnaient. Il y a les mêmes oppositions entre objectivistes et subjectivistes, entre ceux qui accordent un poids aux structures et à l’histoire et ceux qui concentrent leur attention sur les effets d’interaction ou d’agrégation, entre ceux qui sont attentifs aux rapports de domination et ceux qui ont une vision irénique du monde social, etc. Des noms, représentants de ces différentes tendances, pourraient être donnés. Ils sont globalement moins connus que ceux que vous avez cités, mais c’est une question de temps de reconnaissance. Et puis il faut dire qu’entre les années 1960 où sont apparus ces grandes figures (parmi lesquels ont dominé des hommes, normaliens, agrégés de philosophie, d’histoire ou de lettres) et aujourd’hui, le nombre des sociologues a été à peu près multiplié par dix, ce qui a rendu la concurrence plus rude. Enfin, je pourrais dire, comme le faisait Jacques Bouveresse dans les années 1960, alors qu’il n’avait que 25 ans et qu’il terminait son parcours à l’Ecole Normale Supérieure de Paris (http://www.youtube.com/watch?v=EaSTIRlDJh4), que le poids de quelques grands noms des générations précédentes est parfaitement « accablant » (au sens d’impressionnant) pour tous ceux qui ont bien conscience de tout le travail qui est devant eux pour espérer parvenir un jour à les égaler.
Valéry Rasplus : La sociologie a toujours eu pour ambition de saisir les modes de connaissance ou de pensée, les savoirs et savoir-faire des êtres socio-historiques qu'elle étudie. Howard S. Becker signale qu'il n'a « jamais considéré que les sciences sociales détiennent le monopole de la connaissance sur ce qui se passe dans la société » (in Comment parler de la société, La Découverte, 2009, p. 7-8). Pour votre part, où placez-vous la sociologie par rapport aux autres sciences humaines qui rendent compte à leurs manières de la société et l'analysent sous ses divers aspects ?


Bernard Lahire : Becker avait en tête l’ensemble des sciences sociales et les comparait notamment à la littérature qui, elle aussi, produit et diffuse du savoir sur le monde social. Personnellement, lorsque je pense « sociologie », je pense plus généralement « sciences sociales ». J’ai été formé universitairement dans une cadre beaucoup plus pluri-disciplinaire qu’aujourd’hui : j’ai suivi longtemps des séminaires de linguistique et de démographie historique, fréquenté des cours de philosophie comme des cours d’éthologie, lu de l’histoire et de la psychologie, etc. J’ai donc gardé l’habitude et le goût de la lecture des travaux des disciplines connexes. Et je vous avouerais que je trouve souvent de la meilleure sociologie – au moins implicite et parfois explicite – à l’extérieur de la discipline sociologique (parmi les historiens notamment) que dans ses limites institutionnelles étroites.



Valéry Rasplus : Dans votre enseignement universitaire, comme dans vos livres, vous abordez les questions relatives au métier de sociologue, telles que ses compétences et ses dispositions, la place et la nature de la description en sociologie, le rôle de l'analogie dans le raisonnement sociologique, l'importance de l'échelle des contextes ou encore les risques de surinterprétation. Le sociologue est-il un spécialiste de ce qui fait lien dans une société et un chasseur d'illusions ?

Bernard Lahire : Le sociologue est forcément un chasseur d’illusions. Dès qu’il fait correctement son métier, il découvre que la réalité des choses ne se présente généralement pas de la manière dont on nous la présente ordinairement, et notamment officiellement. C’est une évidence, et tous les sociologues qui font comme si la fameuse « coupure épistémologique » de Bachelard était une vieille affaire dépassée sont, à mon sens, dans l’erreur. Rompre avec le sens commun, ce n’est pas un objectif en soi, mais c’est tout simplement le résultat de tout travail scientifique véritable. Quant à l’objet du sociologue, il ne se définit pas par la seule explication de « ce qui fait lien dans une société ». Je dirais qu’il s’efforce de répondre à la question de savoir pourquoi des acteurs historiquement déterminés, font ce qu’ils font, pensent ce qu’ils pensent, sentent ce qu’ils sentent. En répondant à cette question, il observe bien sûr des formes de vie communes, mais il rencontre aussi des formes de vie hétérogènes, qui s’affrontent, s’opposent, se contredisent. Le « lien » dont vous parlez peut être conflictuel ou assembler des acteurs ou des institutions hiérarchisés, inégaux, etc.



Valéry Rasplus : Considérez-vous que l'un des enjeux majeurs de la sociologie contemporaine réside dans l'étude conjointe des trajectoires des acteurs (de leurs stratégies, de leurs intérêts, des luttes qui se jouent entre eux) et de la nature et de la spécificité des activités sociales et cognitives qui se construisent et se déploient dans le monde social ?

Bernard Lahire : C’est l’un des enjeux majeurs en effet. Souvent, ces deux aspects sont dissociés. Certains sociologues vont insister sur les rapports de force, les rapports de domination, les luttes, les stratégies, les intérêts, etc. D’autres vont s’intéresser davantage à ce que font précisément les acteurs, à la nature de leurs activités. Si je prends l’exemple de la littérature, la théorie des champs va souvent consacrer toute son énergie à étudier des stratégies éditoriales, des intérêts, des positionnements ou des luttes entre écrivains ou écoles littéraires, des trajectoires d’écrivains, sans dire un mot de ce que font réellement les écrivains. On ne répond même plus à la question de savoir ce qu’est la littérature (et qui la distingue d’autres types de productions symboliques) ou ce qui fait que Franz Kafka ne produit pas la même œuvre que Max Brod. Inversement, certains chercheurs (plutôt du côté des études littéraires et de la philosophie) vont prendre pour objet les œuvres ou répondre philosophiquement à la question « Qu’est-ce que la littérature ? » en faisant comme si les auteurs étaient des êtres désincarnés, sans épaisseur sociale et historique.



Valéry Rasplus : Le métier de sociologue est de plus en plus dépendant des commendataires de recherche, privés ou publics. La sociologie en serait-elle réduite à n'être plus qu'une sorte de recherche-action où le sociologue interviendrait pour éclairer le politique, le décisionnaire, le militant, les mouvements protestataires , etc. contribuant par ses recherches – orientées, plus ou moins contraintes- à la résolution intéressée des problèmes sociaux ?

Bernard Lahire : Le risque est grand. Et je dirais qu’il n’a jamais été aussi grand dans la période que nous vivons. Tout d’abord,l’Etat a concentré les moyens de la recherche dans une Agence nationale de la Recherche (qui donne beaucoup d’argent à très peu de chercheurs), ce qui contribue à privilégier les énormes projets (pluri-équipes, pluri-disciplinaires, internationaux, etc.) basés sur des compromis, des arrangements, des consensus mous, etc., bref, tout le contraire de ce que devraient être des projets (risqués) très innovants. Et comme il est difficile de trouver de l’argent hors de ce goulot d’étranglement soigneusement organisé par les apparatchiks de la recherche, la vie scientifique est beaucoup plus dure aujourd’hui. Par ailleurs, le climat politique et social actuel pousse légitimement nombre de chercheurs à travailler sur des objets qui sont mis en avant dans les médias du fait de la politique gouvernementale, avec l’idée qu’il faut empêcher les gouvernants comme les journalistes de dire n’importe quoi sur les violences urbaines, la délinquance, l’immigration, l’identité nationale, etc. Mais à force de vouloir contrer l’adversaire, on prend le risque de la proximité (d’être « contre, tout contre » selon la formule bien connue), puisqu’on accepte les terrains imposés par ceux qui sont en position de pouvoir. Les chercheurs en sciences sociales risquent de ne plus pouvoir faire apparaître des problèmes dont personne ne parle ou de ne plus étudier des réalités a priori insignifiantes ou moins « chaudes » du point de vue de l’urgence politique ou journalistique.



Valéry Rasplus : Le métier de sociologue peut-il se passer d'enquêtes empiriques, d'études de terrain, comme ce fût le cas dans sa grande majorité à ses débuts ?

Bernard Lahire : Même dans les temps « fondateurs » de la sociologie, on voit clairement apparaître l’opposition entre un Durkheim et un Simmel. Beaucoup ont fait le choix de la science sociale rigoureuse et empirique contre l’essayisme touche-à-tout du philosophe social (ce qui n’enlève pas tout intérêt à la lecture de certains textes de Simmel). Mais, vous avez raison, le temps où la philosophie sociale pouvait tenir lieu de sociologie est désormais révolu. Et je pense que nous n’avons pas à regretter cette évolution. Je dis cela en ayant à l’esprit qu’il existe, par ailleurs, un renouveau tout à fait intéressant de la « philosophie sociale » du côté de la philosophie (en partie contre certaines tendances de la philosophie politique). Je crois que les sociologues auront à l’avenir grand intérêt à lire les philosophes, et notamment les philosophes sociaux. Mais un sociologue est forcément quelqu’un qui pense avec un esprit d’enquête (quelle que soit la forme que prenne cette enquête). Il doit allier des capacités théoriques et des capacités empiriques à produire des données permettant de répondre aux questions (nécessairement limitées) qu’il se pose.



Valéry Rasplus : Il y a dix ans, l'astrologue Élizabeth Teissier soutenait une thèse en sociologie « Situation épistémologique de l'astrologie à travers l'ambivalence fascination-rejet dans les sociétés postmodernes » sous la direction de Michel Maffesoli. A cette occasion vous avez publié dans la Revue européenne des sciences sociales un texte intitulé « Comment devenir docteur en sociologie sans posséder le métier de sociologue ? ». Avec le recul comment analysez-vous la démarcation dans l'espace sociologique entre les défenseurs et les critiques de cette thèse ?


Bernard Lahire : À part Michel Maffesoli et les quelques personnes qui ont participé à cette farce, je ne connais pas de collègues ayant défendu réellement le fait qu’il s’agissait d’une thèse de sociologie. Ceux qui auraient encore un doute peuvent faire ce que nous avons été quelques uns à faire au moment de cette « affaire » : lire la thèse et constater par eux-mêmes l’étendue des dégâts. Ce qui m’a, en revanche, fortement déçu dans cette histoire c’est que des collègues puissent penser qu’il était aussi question de « querelles entre écoles sociologiques ». Là, les bras m’en tombent. Si l’on n’est pas capable de prendre acte collectivement d’une faute professionnelle, cela remet fortement en question le fonctionnement global de l’« espace professionnel ».



Valéry Rasplus : Comment le sociologue et la sociologie font la distinction entre sciences et pseudo-sciences ?


Bernard Lahire : Le but n’est pas, pour un sociologue, d’opérer la distinction entre sciences et pseudo-sciences. La sociologie n’a pas à trancher dans des débats qui lui sont extérieurs. Par exemple, je n’ai pas à dire en tant que sociologue que l’astrologie n’est pas une science (les psychologues et les astro-physiciens sont en position de le faire) et je peux même étudier sociologiquement les usages de l’astrologie, les évolutions historiques de l’astrologie, le marché de l’astrologie, etc. Je peux, en revanche, affirmer assez tranquillement qu’une thèse qui défend l’astrologie comme une science et prétend expliquer les comportements humains grâce à l’astrologie n’est pas une thèse de sociologie. Et comme il n’existe pas de cursus d’astrologie (et de doctorat d’astrologie) à l’université, la thèse en question n’en est objectivement pas une.



Valéry Rasplus : Pouvez-vous me dire où en est la proposition d'enseigner les sciences du monde social dès l'école primaire ?



Bernard Lahire : Depuis que j’ai formulé cette proposition, j’ai été en contact avec des enseignants du primaire qui étaient intéressés par une forme d’expérimentation. Mais, entre temps, la nouvelle majorité n’a eu de cesse de prendre pour cible l’enseignement des sciences économiques et sociales au lycée. J’ai donc passé plus de temps à défendre l’enseignement des SES au lycée qu’à développer un projet concernant l’école primaire. Je ne désespère pas que, un changement de majorité aidant, l’idée de revoir la manière dont on peut refondre l’enseignement de l’histoire, de la géographie et de l’éducation civique en y intégrant les grands acquis de la sociologie et de l’anthropologie puisse prendre corps. Les enfants sont tout à fait capables de réflexivité sur le monde social et je ne vois pas pourquoi, alors qu’on juge bon de leur transmettre un esprit scientifique lorsqu’il est question de phénomènes naturels ou physiques, on les laisserait en état d’ignorance et d’attitude pré-rationnelle lorsqu’il s’agit du monde social.


Propos recueillis par Valéry Rasplus

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